The Platine Thorens 160

written by: Célia Hamissi

Une interview avec une platine des années 1970 : entre nostalgie et mélodies

Pour vous présenter cet objet venant d’un autre temps, nous avons décidé pour les besoins de cette interview de personnifier la platine Thorens. Ainsi, elle peut parfois sembler bien érudite… (Son d’un vinyle que l’on met sur la platine ainsi que son son distinctif ‘crackle’)

Bonjour et bienvenue dans notre interview, avant des questions un peu plus techniques, qui est Albert Wolter pour vous ?

Wolter m’a rencontré en Allemagne dans un magasin spécialisé, un an après que j’ai été mis en vente par la marque qui m’a créée, Thorens.

Vous pouvez me raconter cette première rencontre ?

J’étais sur cette étagère dans un magasin spécialisé. Vous voyez je n’étais pas un tourne- disque ordinaire, je faisais partie de ceux que l’on considérait – et qu’on continue de considérer – comme haute gamme. Wolter venait d’avoir son diplôme, je me souviens encore de son sourire ! Il venait d’avoir son premier salaire après avoir travaillé quelques mois à l’université de Aachen1. Je coûtais à l’époque 428 DM, une petite fortune qui équivaut aujourd’hui à 214 euros2.

Peut-être que vous pourriez vous présenter afin que tout le monde puisse avoir une idée de ce à quoi vous ressemblez ?

Je ressemble à n’importe quel tourne-disque d’apparence mais ce sont mes matériaux et la technicité de mon design qui font de moi, sans être arrogante, une des meilleurs platines des années 703. Je fais 430 millimètres de large et 158 millimètres de long. Je pèse aussi 7 kilogrammes. Mon tourne-disque est manuel et fonctionne mécaniquement. J’ai aussi un bras (l’élément qui permet de pouvoir lire un vinyle, ndlr) que l’on appelle TP16 qui fait partie des plus précis en plus d’être relativement petit ce qui permet une grande précision. Mon châssis à suspension4 est aussi ce qui a contribué à mon succès ; il faut dire que c’était un procédé développé par Acoustic Research aux États-Unis et qui consiste à mettre des ressorts dans le châssis pour isoler le plateau tournant et apporter du support à mon bras pour éviter les vibrations. Une petite révolution déjà utilisée chez mes sœurs ; les TD125, TD126, TD127, TD226 jusqu’en 1980 avec la Prestige.

Mais je crois savoir qu’il existe plusieurs versions améliorées de vous-mêmes ?

Oui c’est vrai. Par la suite on a construit plusieurs autres versions afin d’améliorer certains aspects que j’avais auparavant. Parmi mes différentes versions on peut trouver la TD160 Super, la TD160 MK2 et la TD160 HD mais vous voulez me parler à moi, l’originale donc je ne vais pas m’étendre sur mes autres versions. Après tout, j’ai été construite pendant 20 ans sans discontinuité grâce à ma popularité.

Oui c’est vrai, d’où venez-vous ? Racontez moi un peu l’histoire de votre création ?

Je viens d’une usine allemande, à Lahr plus précisément. Si vous voulez parler de ma marque, c’est Thorens, son créateur Hermann Thorens l’a créée en Suisse en 18835 à Sainte- Croix. Hermann a commencé par la construction de boites à musique et a continué de s’améliorer jusque dans les années 30 où il commença à développer les postes de radio tout en maintenant sa production de boites à musique et de gramophones mécaniques. Pendant les années 50 et 60, Thorens a continué de développer ses tourne-disques électriques et est encore aujourd’hui regardé comme une marque haute-gamme de grande qualité.

Il y a eu cependant des soucis n’est-ce pas ? Surtout pendant les années 80 il me semble.

Je vois que vous voulez aborder aussi les choses pas très… Joyeuses (rire nerveux, ndlr). Thorens fait face à une crise financière et une restructuration de son entreprise. Pendant cette période, ils ont inventé un nouveau type de suspension avec un moteur électronique à basse voltage. Puis dans les années 90 Thorens a carrément fermé son usine à Lahr, mon lieu de naissance. Ça ne s’est pas arrangé avec le temps…

Pourquoi dites-vous ça ?

À cause de l’arrivée des CD. Au début je les aies pris pour mes ennemis mortels après tout ils avaient tout pour l’être ; ils étaient la création de deux entreprises, Philips et Sony en 1982. Leur invention apportait de nombreuses améliorations par rapport aux vinyles notamment sur la durée qui va jusqu’à 80 minutes, ce qui représente le double de la durée d’écoute d’un 33 tours. C’est peut-être un mythe6 mais on raconte que Norio Ohga, le vice-président de Sony voulait faire en sorte de contenir la neuvième symphonie de Beethoven dans un seul CD. À l’époque, Sony et Philips avaient décidés de produire des CD de 120 millimètres de diamètre. Pour que le son dure plus longtemps, il a été décidé de faire des disques de 115 millimètres ce qui a eu un choc considérable sur les plans initiaux de Philips qui avait déjà commencé à planifier les constructions des disques et des lecteurs de disques avec l’ancien diamètre.

Les vinyles reviennent à la mode cependant n’est-ce pas ?

Les vinyles et les tourne-disques, l’un ne va pas sans l’autre vous savez ! On nous avait prononcé morts dès les années 80/90 mais à partir des années 2000 on a remarqué un véritable rebond dans les ventes de vinyles et de tourne-disques. L’exemple le plus parlant est probablement le nombre de tourne-disques vendus entre 2006 et 2007 ; en 2006 on comptait seulement 275 000 à 500 000 en 20077.

Comment expliquez-vous ce retour en grâce ?

La nostalgie8 (rires, ndlr.) C’est un concept intéressant n’est-ce pas ou plutôt une expérience intéressante que de voir notre attachement au passé. Quand Edison a inventé le phonographe, il a déclaré « Nous serons capables de préserver et écouter de nouveau un discours mémorable, un bon chanteur, les dernières paroles d’un mourant, ceux d’un parent distant, d’un amant, d’une maîtresse. »9, l’invention même des tourne-disques visaient à se souvenir. Les CD n’ont pas de traces visibles du passage du temps, alors que les vinyles sont usés à force d’être écouté10 ; le fait d’entendre les sons du bras sur le disque avec ce son de craquèlement si spécifique aux tourne-disques peut refaire surgir des souvenirs du passé du propriétaire. Le fait d’avoir une collection de vinyles c’est avoir une bibliothèque de souvenirs puisque souvent, ces vinyles étaient acquis pendant l’adolescence.

On ne peut pas expliquer ce retour simplement par la nostalgie d’une période ou d’une époque, non ?

On peut expliquer cette résurgence par plusieurs facteurs ; la volonté de certains artistes de conservé le format comme Taylor Swift, le rôle de certains vendeurs indépendants ou non qui continuent de les vendre à la moindre sortie majeure. C’est le professeur associé en musique et industries créatives, Richard Osborne qui pose dans son livre la question sur le ‘revival’ du vinyle en écrivant dans son introduction cette problématique ; pourquoi n’avons-nous pas lâcher les vinyles ?11 Revenons à la question principale ; les tourne-disques et les vinyles font partie d’un imaginaire collectif ou Imagined community12 ; on représente matériellement une époque avec des musiques sorties initialement sur vinyles qui font partie des classiques de la culture populaire comme les Beatles ou Abba.

Écouter un vinyle c’est aussi tout un processus n’est-ce pas ? Il faut plusieurs étapes, il faut aussi avoir du temps à consacrer à l’écoute…

C’est vrai ! Pensez aux étapes qu’il faut accomplir pour écouter un vinyle ; il faut sortir le vinyle, allumer le tourne-disque, déposer le vinyle, bouger le bras du tourne-disque pour le déposer au début. Contrairement au streaming, on ne peut pas passer aisément d’une chanson à une autre cela veut donc dire qu’on dédie du temps à écouter activement un morceau de musique alors que le streaming est vu plus comme la soundtrack de la vie de celui qui écoute, un moyen d’accompagner la vie. L’historien Mark Katz parle du streaming comme d’une « stérilité froide »13 comparée aux tourne-disques. Richard Osborne, dans son livre, explique le concept du groove en disant notamment que la force du vinyle (et par extension d’un tourne-disque) c’est de rendre la musique visible et accessible. J’adore le mot groove ! Il veut dire tellement de choses ; par exemple, c’est aussi un état dans la musique un peu magique qui est indéfinissable. Marc Sabatella14 a écrit que le groove était quelque chose de propre à chacun et totalement subjectif et donc une expérience vraiment personnelle de la musique et de sa perception. J’imagine que c’est ce que ressent celui qui m’écoute jouer de la musique.

Qu’est-ce que vous préférez par rapport à votre… Fonction ?

Le fait de pouvoir assister à la vie de quelqu’un et d’être témoin de chacun des passages de sa vie, silencieusement. Prenez Wolter par exemple, je l’ai connu tout jeune homme, les rêves pleins les yeux, et je l’ai vu évolué et acquérir d’autres objets comme moi pour leur donner une autre vie, les étudier comme les trésors d’une autre époque. J’aime aussi pouvoir avoir dans ma bibliothèque des morceaux de toutes les années, de tous les siècles et que tous représentent un petit morceau d’une petite histoire personnelle pour quelqu’un ou de la grande Histoire avec des morceaux qui ont changé l’histoire de la musique.

Merci pour cet interview, un dernier mot ?

Je suis heureux d’avoir pu faire partie de cette manière ou d’une autre de votre histoire et d’avoir pu partager vos expériences à travers quelques notes. Merci de me donner la chance de m’exprimer aujourd’hui, n’hésitez pas à m’écouter de nouveau !


Bibliographie —

  • Anniss Matt, Fuller Patrick, Vinyle, Eyrolles, Paris, 2018.
  • Boden Larry, Basic Disc Mastering, Glendale, California, 1980.
  • Boym Svetlana, The Future of Nostalgia, New-York, Basic Books, 2001.
  • Bung Joachim, The Story of the Thorens TD124 and Other Classic Turntables, Swiss Precision, Schmitten, 2007.
  • Burgess Richard J., The History of Music Production, Oxford University Press, New- York, 2014.
  • Cunningham Mark, Good Vibrations: A History of Record Production, Sanctuary Publishing, London, 1998.
  • Garofalo Reebe, “From Music Publishing to MP3: Music and Industry in the Twentieth Century” in American Music, vol. 17, n°3, 1999, p. 318-354.
  • Gronow Pekka, “The Record Industry: The Growth of a Mass Medium” in Popular Music, vol.3, 1983, p. 53-75.
  • Osborne Richard, Vinyl: A History of the Analog Record, Ashgate, Farnham, 2012.
  • Hoose Shane, “Turning Tables: Engineering The Vinyl Revival” in College Music Symposium, Vol. 58, n°2, 2018, p. 1-24.
  • Schwartz Gideon, Revolution: the history of turntable design, Phaidon Press, London, 2022.
  • Schicke C.A, Revolution in sound: A biography of the recording industry, Little Brown, Boston, 2016.
  • Shuker Roy, Wax Trash and Vinyl Treasures: Record Collecting as a Social Practice, Ashgate, Farnham, 2010.
  • WINTERS Paul, Vinyl Records and Analog Culture in the Digital Age: Pressing Matters, Lanham, Lexington Books, 2016.

Sources — image image image ![image](https://www.theanalogdept.com/images/spp6-pics/HFA_arts/HFA%20Aug80%20p1.JPGimage image image image image image image image

On what the Platine sounds like:

  • https://www.youtube.com/watch?v=K6eAkSYewVI
  • https://www.youtube.com/watch?v=aOJOuxc7eO4
  • https://www.youtube.com/watch?v=23OXmVNIJ8I

The Vinyl “crackle” :

  • https://www.youtube.com/watch?v=ENr5NQ-Q5aM

The restauration of a Thorens TD160 :

  • https://www.youtube.com/watch?v=CcaawhNDokI
  • https://www.youtube.com/watch?v=bkqbJmwYTss
  1. This story come from my email exchange with Wolter himself. 

  2. 214 euros in 2000, numbers are from my email exchange with Wolter. 

  3. Description from a website that sells Thorens for amateur : https://hark.paris/repair/platines-vinyles/62-platine- thorens-td-160.html 

  4. Gladys Robert, « Thorens TD 1600 & TD 1601 : réincarnations de la platine vinyle suspendue TD 160, emblème des origines de la marque » in On-Mag.fr, 14th of April, 2019. (url : https://www.on- mag.fr/index.php/topaudio/actualites-news/19385-thorens-td-1600-td-1601-reincarnations-de-la-platine-vinyle- td-160-embleme-des-origines-de-la-marque) 

  5. On the history of the Thorens company ; https://thorens.com/en/thorens-news-m/history-mobile.html 

  6. Kees Schouhamer Immink, « How we made the compact disc » in Nature Electronics, vol. 1, april 2018, p. 260. 

  7. Shuker Roy, Wax Trash and Vinyl Treasures: Record Collecting as a Social Practice, Ashgate, Farnham, 2010, p. 63. 

  8. On the nostalgia about vinyl and vinyl collection ; Whitehouse Sophie, « “Taking a chance on a record”: lost vinyl consumption practices in the age of music streaming » in Consumption Markets & Culture, vol. 26, 2023, p. 64-80. 

  9. Quoted by Channan Michael, Repeated Takes – A Short History of Recording and its Effects on Music, London, Verso, 1995 and translated in French by me. 

  10. Boym Svetlana, The Future of Nostalgia, New-York, Basic Books, 2001. 

  11. Osborne Richard, Vinyl: A History of the Analog Record, Ashgate, Farnham, 2012 in his introduction « Why is it that we can’t let go of the vinyl record? » 

  12. Theory of Benedict Anderson who theorized that media creates an imagined community. 

  13. Katz Mark, Groove Music : The Art and Culture of the Hip-Hop DJ, Oxford, Oxford University Press, 2012 

  14. Marc Sabatella in his article « Establishing The Groove », 2008.